jeudi 10 mars 2011

2 mars 2011: SORTIE OFFICIELLE DU NUMÉRO 0 d'ARKETIP



EDITO
par Jérémy CHABAUD


Numéro zéro ? Rien n’est moins sûr, ARKETIP ne vient pas de nulle part. Quelles sont ses origines et inspirations ? Et quelle sera son étoile ?

Commençons par: « Il était une fois LA JOAILLERIE… ». Visitons les forges brÛlantes d’Héphaïstos, réveillons-nous ensuite au XVème siècle en Orient et écoutons le voyage de l’orfèvre-alchimiste Georgius Sayegh el-Mazloum.

Plus près de nous, un atelier de création et une galerie de joaillerie se font l’écho de ce grand voyage à travers le temps et l’espace. Rencontrons leur fondateur, Robert Mazlo, le passeur de ces longs apprentissages, transmissions, profusions de vie et découvertes. Prenons le temps de regarder et d’étudier ses créations, d’en apprécier les racines qui puisent au cœur de la condition humaine.

Alors ? Alors, autour d’une joaillerie d’art authentique, pourquoi ne pas engager la discussion entre les disciplines et savoir-faire, qu’ils soient artistiques, scientifiques, ou de l’ordre du savoir être ? Interrogeons-nous sur les passerelles qu’il est possible de bâtir entre les cultures, les connaissances et les aspirations humaines.  Réfléchissons aux outils qui permettent des rapprochements et des échanges. Comme un galop d’essai, en voilà  déjà deux sur l’établi : tout d’abord, l’exposition que nous vous invitons à découvrir à la galerie  « Il était une fois LA JOAILLERIE… », qui déroule à travers la relecture de contes la valeur initiatique de l’art du bijou ; et la modeste parution que vous tenez entre vos mains :
« ARKETIP ».

Est-ce un manifeste, une revue, un fanzine? Il n’y a aucune périodicité, ni format prédéfini. Un « Work in progress » ? Le contenu variera selon les expositions, les événements et les rencontres organisés à la LA JOAILLERIE. Nous encouragerons les contributions d’artistes, galeries partenaires, psychanalystes, historiens, archéologues, scientifiques et de toutes personnes désireuses de partager avec nous cette aventure. Laquelle ? Eclairer de manière originale une exploration des multiples facettes du bijou, de ses fonctions et sens, montrer que la joaillerie n’est pas que parure mais aussi sentiments, symboles et œuvre, au même titre que peuvent l’être la peinture, la sculpture, la musique et l’art en général.

Nous perpétuerons ce travail entrepris depuis la nuit des temps qui consiste à faire circuler les formes, les expériences et le langage dans la matière pour les faire résonner à nouveau dans notre présent. Cette recherche alchimique nous permettra peut être ensemble, comme l’invite Nietzsche, à  « porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », astre qui je l’espère augurera de la naissance et du destin d’ARKETIP.

Merci à tous ceux qui  ont permis ce premier pas vers…


SOMMAIRE

  1. « Il était une fois LA JOAILLERIE »
    Présentation de l’exposition par Céline Robin
  2. Regards Croisés: LA JOAILLERIE invite 4 artistes contemporains à poser leur regard sur le Conte. 
  3. Le bijou : lien d’alliance, confiance, réassurance et souveraineté.
    Le bijou dans la cure psychanalytique.

    Vincent Estellon
  4. De l’art d’être joaillier
    Partie 1/4. Céline Robin 
  5. La Parure
    Nouvelle originale de Guy de Maupassant publiée dans Le Gaulois, 17 février 1884.


« Il était une fois LA JOAILLERIE»
par Céline Robin 


Pour cette première exposition organisée à LA JOAILLERIE et consacrée aux contes de fées, ce sont 20 oeuvres singulières et originales que Robert et Karl MAZLO ont choisi de nous livrer comme autant de réinterprétations personnelles, tout droit sorties de leur imagination.
Ne cherchez pas ! Vous ne trouverez parmi les oeuvres exposées aucune « bague de princesse » et moins encore de diadème grandiloquent. Ici, point de place pour la mièvrerie, car c’est le Merveilleux, le vrai, que nos deux artistes ont convoqué, à grand renfort de symboles, de codes et de références appartenant au Grand Imagier Universel.
Car confronter Joaillerie et Conte, c’est d’abord dresser une passerelle entre deux médiums a priori étrangers l’un à l’autre mais dont la fraternité se perd dans la profondeur des Âges. Tous deux poursuivent en effet le même but: celui de permettre à chaque individu, pris dans le flux perpétuel et ininterrompu du temps, de donner de la substance au franchissement d’une étape de vie.

Qu’est-ce, en effet, qu’un conte, si ce n’est le récit d’un passage, une vision allégorique des transmutations intérieures que nous sommes tous appelés à expérimenter au cours de nos existences ? Or s’il est un objet entretenant un « lien » étroit, voire « consubstantiel », avec le rite de passage, c’est bel et bien le bijou, véritable marqueur du temps et de l’individualité.
Cette exposition vise donc essentiellement à « réhabiliter » ces deux formes d’expressions 
artistiques en donnant à voir « au-delà » de la valeur qui leur est habituellement prêtée.
À l’au-delà du récit enfantin répond ainsi l’au-delà de l’objet de parure. Tous deux sont ici envisagés comme des « portes d’entrée », des voies d’accès vers une forme de connaissance ancestrale et universelle que leur apparence ne trahit pas.

Aussi permettez-moi de vous quitter en empruntant les mots d’ Heinrich Zimmer et en vous invitant à méditer ce court extrait d’un de ses écrits, publié en 1949 et qui assurément vaudra mieux que tout long discours. L’auteur y expose de quelle façon, en Inde, une mère peut guérir du lien qui l’unit à son fils non seulement en écoutant les récits mythiques 
racontés par le guru mais aussi en faisant le sacrifice de ses bijoux… 



D’après Gustave Doré, 1867.


Bague « Cendrillon » 
 Or 22 carats, platine, nicolo, diamants.

« La maternité est le but et l’accomplissement de la femme hindoue. Porter des fils dans son sein est une tâche sacrée et la justification même de son existence. Aussi, la femme stérile est une abhorration pour ses proches et une honte pour elle-même. Une femme qui
n’a pas de fils doit supporter sans se plaindre qu’une rivale donne à son mari ce qu’elle-même a été incapable de lui apporter.
Se détacher ensuite de ces fils-accomplissement-de-sa-vie, au moment où ils n’ont plus besoin de sa protection maternelle ; rompre ce lien étroit et fort qui les unit est souvent un déchirement aussi grand pour l’enfant que pour la mère. La femme doit par conséquent
apprendre de bonne heure à pouvoir se séparer du fruit de sa vie et de son corps. Pour y parvenir sans heurt, le Guru la guide à travers un rituel qui débute vers l’âge de cinq ans et se termine au moment où l’enfant rejoint le cercle des adultes. Ce rite, qu’on pourrait appeler « don du fruit », constitue le sevrage de l’enfant et le Guru y représente, en vertu de sa haute autorité l’implacable exigence de la vie et du monde extérieur, ces exigences qui ne peuvent être apaisées que par des sacrifices. La femme doit lui sacrifier symboliquement les choses auxquelles elle tient le plus, et ceci non seulement une fois mais à plusieurs reprises au cours de sa vie. Elle commence par lui offrir des fruits, ceux qu’elle aime le plus, tout en jeûnant elle-même. 

Après les fruits viennent les métaux, d’abord les moins précieux et, pour finir, l’or. (L’or qui fait partie de ses bijoux personnels représente, avec ses vêtements, le seul bien dont la femme hindoue dispose en propre.) La série des sacrifices atteint son point culminant dans une célébration où l’assistance, composée des éléments mâles de la famille et de représentants de diverses castes, symbolisant le monde, accepte le sacrifice du fils par la mère.
Celle-ci offre ensuite un festin à la compagnie tout en continuant à jeûner et à se priver d’eau durant toute la journée. »
 
 Heinrich Zimmer
Aspects de la psychothérapeutie hindoue.
Approches de l’Inde. Tradition & Incidences.
Dir. Jacques Masui. Cahiers du Sud, 1949.





REGARDS CROISÉS: 
LA JOAILLERIE invite 4 artistes contemporains à poser leur regard sur le Conte. 


Jacques Borgetto
« Paysage de Amdo », Tibet 2009.
Nous avons fait un très beau voyage,
© Jacques Borgetto et Filigranes Éditions


Aymeric Ebrard
La Croisée des Chemins, 2010.
Technique mixte (hêtre, coton, granit, papier).
Courtesy l’artiste.

Élodie Huet
« Préparez vos mouchoirs »
Robe ritualisée au mariage de
Caroline C. et Philippe B.
Mantes-la-Jolie, 25 juin 2005.
Mouchoirs en papier, 97 x 74 cm.
Courtesy l’artiste.



Lionel Sabatté
Loup en moutons de poussière
Février 2006, 136 x 70 x 50 cm.
Coutesy Galerie Patricia Dorfmann, Paris.







LE BIJOU: LIEN D’ALLIANCE, CONFIANCE, RÉASSURANCE ET SOUVERAINETÉ
Le bijou dans la cure psychanalytique.
par Vincent Estellon 


Le bijou et le lien à l’autre :   

L’évocation d’un bijou peut survenir au cours d’une psychothérapie ou d’une cure analytique. Le bijou, les analysants n’en parlent pas souvent sauf dans certaines
situations de crises où les repères habituels affectifs semblent être perdus.Dans l’orage de la tombée en amour (et de ses coups de foudre), d’une crise dans le lien amoureux ou dans l’épreuve de la séparation, le bijou peut apparaître sur la scène : qu’il s’agisse de choisir un bijou pour l’être aimé, pour un enfant qui vient de naître, remarquer que son partenaire amoureux ne porte plus ou bien a perdu le bijou offert, porter le bijou d’une personne aimée mais que l’on ne verra plus… Le bijou porté sur soi apparaît souvent comme indicateur de la force d’un lien, comme une ressource consolatrice, comme un objet intermédiaire ayant le pouvoir d’attester de la présence de l’autre quand bien
même l’autre est absent ou disparu.
De ce point de vue, le bijou révèle l’existence d’un lien d’alliance avec quelqu’un d’autre, vivant ou disparu, mais généralement aimé ou admiré.
Il y a une fonction fantasmatique du bijou : en le faisant apparaître ou disparaître du champs visuel, en le portant contre ma peau ou sur un vêtement, en le cachant dans ma poche mais en le conservant près de moi, j’indique différents messages…


Le bijou et la confiance dans les liens et les valeurs :

Le bijou peut dans le même temps participer d’une mise en confiance, avec tout ce que nous enseigne l’étymologie de ce terme : cum fides (avec foi). Pour pouvoir investir sa confiance en quelqu’un ou en quelque chose encore faut-il croire en sa valeur – qui ne peut se résumer à son poids économique. En portant tel bijou, je me sens moins fragile, plus puissant (dans la séduction ou dans la guerre). Sans doute les sociétés occidentales capitalistes actuelles misent trop excessivement sur le côté uniquement comptable
des valeurs. Or, ce terme, « valeur », renvoie aussi à un aspect qualitatif. Tout objet a une valeur certes comptable mais également une valeur symbolique. Dans le cas du bijou on pourrait ajouter une valeur affective, secrète et parfois même magique. Si je prends le cas d’une pièce de monnaie : sur une face j’observe une unité comptable et sur l’autre une allégorie, un symbole représentant quelque chose qui nous dépasse, nous transcende et nous protège. La semeuse, allégorie de la Res Publica ; le visage d’un Roi ou d’une Reine, souverains d’un Royaume ; la représentation d’un animal, symbole d’un Etat…
Sans ces symboles qui convoquent les puissances ancestrales qui nous protègent, aucune monnaie ne peut tenir. Les crises économiques sont des crises de la confiance. Lorsque tout est fait pour ne prendre en compte que la valeur marchande économique d’un objet standardisé, en ne voulant plus rien savoir de ses origines, de son histoire, de l’histoire des traditions artisanales, et en faisant comme si le monde avait commencé depuis l’apparition de la marque : il n’y a plus de valeurs. Le marketing, les études statistiques de marché viennent coloniser le désir. L’offre précède alors la demande, et même la conditionne dans la consommation frénétique et boulimique d’objets prêts à porter, prêts à jeter.
Nous oublions trop souvent que la « valeur » dans une économie personnelle ou collective tient à son rapport au manque, à la rareté, à la confiance, à la fragilité et la complexité d’un désir.

Cela, l’atelier Mazlo ne l’oublie pas mais en fait même sa force : Le bijou naît d’un désir intime, il est créé en fonction d’une histoire, d’espoirs, de fragilités et forces.
Car le bijou – appréhendé dans une telle optique de soins attentive au désir de l’autre – respecte une histoire, une généalogie, un savoir faire ancestral, l’énigme d’un désir singulier, une écoute de ce qu’il racontera ou contiendra.
Ici c’est moins le compte marchand qui est en jeu que la dimension du conte dans l’objet produit.



Le bijou, l’identité et le lien à soi :

A la question « comment se termine une analyse? » il n’y a pas de réponse standard. Me revient cependant l’issue d’une cure avec une jeune femme ayant mis du temps avant d’accepter sa « féminité ». Et bien sûr, toutes les rationalisations étaient complices de sa difficulté à assumer cette féminité : « j’ai de gros mollets » (donc, je ne peux porter de jupes), j’ai de gros doigts (donc, je ne peux porter de bagues), j’ai une tête trop fine
(donc je ne peux porter les cheveux longs), j’ai trop de travail (donc je n’ai pas le temps d’investir une relation affective), etc... Après deux années de cure où elle apprit à
fréquenter régulièrement quelqu’un d’autre qui écoutait autre chose que ses rationalisations, où elle apprit à entendre certains désirs ou conflits restés sourds et muets depuis de longues années, elle commença à s’intéresser à son style. Son propre style.
Elle fit des essais, des erreurs, des essais… Elle arriva un jour avec un parfum léger qui apporta dans le cabinet une atmosphère d’orangerie et de dunes de sable. Trois séances plus tard, elle portait une bague sur l’annulaire gauche. Ce jour là, en percevant son corps allongé sur le divan, en voyant sa main tournoyer au rythme du flot de ses paroles et l’éclat de sa bague, je me dis intérieurement que l’analyse était terminée. 
Elle avait trouvé sont style, ce qui comptait ce n’était plus tant le regard des autres mais les désirs et valeurs auxquelles elle tenait. Mon intuition était juste.

La séance suivante, elle s’assit sur le fauteuil (plutôt que de s’allonger sur le divan) en disant qu’elle se sentait bien et avait l’impression d’avoir trouvé sa voie, son élan, son style ; elle m’offrit un cadeau et disparut. Je n’ai jamais su si elle s’était offert cette bague ou si elle lui avait été offerte – peu importe – mais ce dont j’éprouvais l’intime conviction c’est qu’elle commençait à écrire pour sa propre existence et dans son propre livre : « Il était une fois »…

Vincent Estellon
Maître de Conférences en psychopathologie clinique
à l’Institut de Psychologie, Université Paris Descartes.

Auteur d’un Que sais-je ?
Les états limites, Paris, PUF, 2010 ; 
co-auteur des 100 mots sur la sexualité, Que saisje? Paris, PUF, 2011.

Parmi ses derniers articles :
- Les sexualités limites (2010), in Perspectives psychiatriques,
Paris, EDK. Décembre 2010,
- Creativity in art and therapy,(2011) in ECARTE International Journal of Art Therapy,
London, ECARTE.
- Glenn Gould, magicien et médecin hypocondriaque du corps-piano, in revue Topique
« L’acte poétique », Mars 2010, L’esprit du temps.






DE L'ART D'ÊTRE JOAILLIER
Partie 1/4. 
par Céline Robin


 "Ecoute, mon enfant, la parole de ton père, toi qui souhaites un jour devenir joaillier, et laisse-moi, pour mieux te distraire, emprunter la voix de ceux qui nous ont tous deux précédés.
Oui, permets-moi de te raconter l’histoire du bijou.

Sache tout d’abord que les bijoux tels que tu les vois aujourd’hui ne sont plus que les reflets fardés de ce pour quoi ils ont été conçus.
Le bijou, le « vrai » bijou s’entend, est une oeuvre d’art car il relève d’une nécessité inhérente à l’être humain. Pour le comprendre, il te suffit de constater que chaque être humain reçoit un jour un bijou et ceci quelque soit l’époque ou la région du monde considérée, que ce soit chez les Inuits, les Aborigènes d’Australie, les Indiens d’Amérique ou encore chez les Mongols.

Pour que cette forme d’art perdure, depuis les sociétés les plus archaïques jusqu’à aujourd’hui, il fallait qu’elle fût, parmi les formes d’art créées par l’homme, celle qui répondît le plus particulièrement et efficacement à l’expression d’un certain message. Chaque médium parle en effet un langage qui lui est propre et qui rend opérante la magie de son objet.
Malheureusement le Sens, et pour ainsi dire, la « cause première » du bijou nous échappe désormais. Ils se sont dilués, dégradés dans le flux ininterrompu des âges. Pourtant, bien malgré nous, nous continuons d’éprouver le besoin de concentrer sur ce petit objet le reliquat d’une connaissance.
D’une certaine façon, chaque bijou est comme un volume choisi parmi les livres d’une bibliothèque. Il recèle une connaissance qui s’imprime dans l’inconscient de celui qui le voit ou le porte.
Mais je vois bien que ton regard commence à se perdre dans le vague de tes pensées. Toutes ces paroles ne font que produire en toi une confusion plus grande. Aussi vais-je essayer de t’expliquer les choses différemment…
Si nous définissons le bijou en tant qu’oeuvre d’art sous la forme d’une équation, voici ce que nous obtenons :

Coeur + Matière + Esprit + Main = Bijou

Pour l’instant, nous nous contenterons d’explorer sa première variable, à savoir, le Coeur.

Quoi ? Serais-tu surpris ? Tu te demandes quel rapport le coeur peut bien avoir avec ce qui nous préoccupe ? Évidemment, je ne fais pas ici référence à l’organe qui bât à l’intérieur de ta poitrine mais à ce qu’il représente symboliquement, en chacun de nous, de notre
capacité à ressentir les forces qui régissent notre univers, et à éprouver de l’empathie pour nos semblables. Sans cette aptitude à créer des liens et à articuler entre elles nos sensations ou nos perceptions pour appréhender le monde dont nous faisons partie, aucune forme d’art n’aurait vu le jour.
À présent, ferme les yeux et oublie tout ce que tu sais ou crois savoir, laisse ton imagination s’emparer du cours de ta pensée et observe...

Figure-toi le monde comme jamais il ne t’est apparu, un monde dont l’homme ne se croit pas encore souverain et sur lequel les Éléments règnent sans partage.
La Nature, inconstante, y exerce ses caprices. Tantôt clémente, tantôt hostile, mais d’une beauté que même ses excès rendent sublime, elle est vénérée et redoutée comme la mère de toute vie. Pris entre ciel et terre, l’homme observe le soleil décrivant sa courbe, le jour succédant à la nuit, la chaleur de l’été alternant avec la froideur de l’hiver, mais aussi les rythmes d’une Lune naissante, puis croissante et ronde comme un oeuf, avant de disparaître pour mieux renaître… Sur terre, une vie grouillante et foisonnante se manifeste à son tour. L’homme évolue ainsi au milieu d’espèces animales, végétales et minérales, obéissant comme lui au rythme du cosmos et à l’inexorable écoulement du Temps.
Le Temps. Voilà bien la clé sans laquelle tu ne saurais appréhender ton Métier et ton Art, car leTemps, mon enfant, en est à la fois la cause et la condition. 
Retrouvons notre homme là où nous l’avions laissé et essayons de comprendre de quelle façon il interprète ce que le monde lui laisse entrevoir de sa propre condition. En observant le mouvement des astres et le déroulement de la vie des êtres vivants qui l’environnent, l’homme comprend que toute chose a un début ou une naissance, suivie d’une durée, variable, puis d’un déclin et d’une fin. Il perçoit donc le temps avec tout ce qu’il a d’implacable, d’abord et surtout, pour sa propre espèce. 
Là où l’homme ne peut espérer qu’une durée de vie modeste, d’autres choses semblent permanentes et comme habitées d’une force ou d’une vie qui les rend pour ainsi dire surnaturelles. C’est le cas de certains animaux comme le serpent, qui en changeant de peau semble renaître éternellement, des astres évidemment dont le cycle ne s’interrompt jamais, ou encore des plantes, qui renaissent invariablement au gré des saisons… L’homme établit donc un réseau de correspondances entre les moments de son existence et les étapes qu’il perçoit dans la vie qui s’écoule autour de lui. Il se créé une place au sein du Cosmos. Pour accepter son temps individuel, cette courte durée à laquelle il ne peut échapper, il interprète un niveau de réalité différent, supérieur, un Grand Temps ou Temps Sacré qui se révèle dans les émanations d’une Nature divinisée.
Ainsi les pierres de foudre ou météorites qui s’abattent sur la terre sont-elles interprétées
comme des manifestations du dieu du ciel. De même, les coquillages dont la croissance semble obéir aux différentes phases de la Lune sont investis d’une énergie féminine magique et créatrice. Ils deviennent le symbole d’une régénération, l’emblème du principe féminin et de la fécondité. On pourrait multiplier les exemples de ces analogies que l’homme a pu faire entre son existence, la Nature divinisée et ses manifestations
mais je crois que le coquillage est de loin l’exemple le plus éloquent.

Les hommes ont en effet collecté un nombre impressionnant de ces coquillages dès les temps les plus reculés. Il les ont parfois transportés sur de très importantes distances et beaucoup les ont emmenés avec eux dans leur tombe. On sait que certains les ont portés sur eux. Or ces premiers bijoux n’étaient pas de simples ornements. Ils étaient le moyen le plus simple, pour des populations nomades en constant mouvement de transporter sur soi le réceptacle d’une force sacrée.

En choisissant un coquillage, symbole de vie,l’homme avait trouvé le moyen de s’approprier, de s’assimiler une force inaccessible à sa condition de mortel. L’objet était considéré non pour lui même mais pour ce qu’il représentait : la matérialisation d’un instant suspendu correspondant à cette étape particulière de son propre vécu, de sa
propre expérience.

Cependant le temps, chronologique cette fois, et l’évolution des technologies, allaient permettre à l’homme de passer à un autre stade de perception de son Univers pour rentrer dans l’Âge de la Matière et découvrir sa capacité à la transformer et l’ordonner.

Mais je vois que ton attention se dissipe… Déjà tu te tords les doigts et tu perds patience.
Si tu le veux bien , nous laisserons cela à une prochaine fois…



LA PARURE
Guy de Maupassant
Nouvelle publiée dans Le Gaulois, 17 février 1884.




Couverture de Gil Blas du 8 octobre 1893, illustrant la nouvelle.
 

C'était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d'employés. Elle n'avait pas de dot, pas d'espérances, aucun moyen d'être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l'Instruction publique.

Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée; car les femmes n'ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d'élégance, leur souplesse d'esprit sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l'usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et I'indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres nettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l'attention.

Quand elle s'asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d'une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d'un air enchanté: «Ah! le bon pot-au-feu! je ne sais rien de meilleur que cela, elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d'oiseaux étranges au milieu d'une forêt de féerie; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d'une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n'avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n'aimait que cela; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu'elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.



Or, un soir, son mari rentra, l'air glorieux et tenant à la main une large enveloppe.

-Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte qui portait ces mots:

"Le ministre de l'Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l'honneur de venir passer la soirée à l'hôtel du ministère, le lundi 18 janvier."

Au lieu d'être ravie, comme l'espérait son mari, elle jeta avec dépit l'invitation sur la table, murmurant:

- Que veux-tu que je fasse de cela?

- Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c'est une occasion, cela, une belle! J'ai eu une peine infinie à l'obtenir. Tout le monde en veut; c'est très recherché et on n'en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

Elle le regardait d'un oeil irrité, et elle déclara avec impatience:

- Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là?

Il n'y avait pas songé; il balbutia:

- Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi...

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche; il bégaya:

- Qu'as-tu? qu'as-tu?

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d'une voix calme en essuyant ses joues humides:

- Rien. Seulement je n'ai pas de toilette et par conséquent, je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit:

- Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d'autres occasions, quelque chose de très simple?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu'elle pouvait demander sans s'attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.

Enfin, elle répondit en hésitant:

- Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu'avec quatre cents francs je pourrais arriver.

ll avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s'offrir des parties de chasse, l'été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant:

- Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d'avoir une belle robe.



Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir:

- Qu'as-tu? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours.

Et elle répondit:

- Cela m'ennuie de n'avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J'aurai l'air misère comme tout. J'aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée.

Il reprit:

- Tu mettras des fleurs naturelles. C'est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques.

Elle n'était point convaincue.

- Non... il n'y a rien de plus humiliant que d'avoir l'air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s'écria:

- Que tu es bête! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela.

Elle poussa un cri de joie.

- C'est vrai. Je n'y avais point pensé.

Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l'apporta, l'ouvrit, et dit à Mme Loisel:

- Choisis, ma chère.

Elle vit d'abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d'un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours:

- Tu n'as plus rien d'autre?

- Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants; et son coeur se mit à battre d'un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l'attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante. et demeura en extase devant elle-même.

Puis, elle demanda, hésitante, pleine d'angoisse:

- Peux-tu me prêter cela, rien que cela?

- Mais oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l'embrassa avee emportement, puis s'enfuit avec son trésor.



Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le Ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au coeur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s'amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu'il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l'élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s'enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s'enveloppaient de riches fourrures.

Loisel la retenait:

- Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l'écoutait point et descendait rapidement l'escalier. Lorsqu'ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu'ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin, ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu'on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s'ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu'à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C'était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu'il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtenoents dont elle s'était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n'avait plus sa rivière autour du cou!

Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda:

- Qu'est-ce que tu as?

Elle se tourna vers lui, affolée:

- J'ai... j'ai... je n'ai plus la rivière de Mme Forestier.

Il se dressa, éperdu:

- Quoi!... comment!... Ce n'est pas possible!

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point.

Il demandait:

- Tu es sûre que tu l'avais encore en quittant le bal?

- Oui, je l'ai touchée dans le vestibule du Ministère.

- Mais si tu l'avais perdue dans la rue, nous l'aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre.
- Oui. C'est probable. As-tu pris le numéro?

- Non. Et toi, tu ne l'as pas regardé?

- Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

- Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n'avait rien trouvé.

Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d'espoir le poussait.

Elle attendit tout le jour, dans le même état d'effarement devant cet affreux désastre.

Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie; il n'avait rien découvert.

- Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.



Au bout d'une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara:

- Il faut aviser à remplacer ce bijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l'avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres:

- Ce n'est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière; j'ai dû seulement fournir l'écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l'autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d'angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du PalaisRoyal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu'ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu'on le reprendrait pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à I'un, cinq cents à l'autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s'il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l'avenir, par la noire misère qui allait s'abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs.

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d'un air froissé:

- Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais en avoir besoin.

Elle n'ouvrit pas l'écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s'était aperçue de la substitution, qu'auraitelle pensé? qu'aurait-elle dit? Ne l'aurait-elle pas prise pour une voleuse?



Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne; on changea de logement; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu'elle faisait sécher sur une corde; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l'eau, s'arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l'épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d'autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d'un commercant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l'usure, et l'accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s'asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d'autrefois, à ce bal où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n'avait point perdu cette parure? Qui sait? qui sait? Comme la vie est singulière, changeante! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver!



Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Elysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C'était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler? Oui, certes. Et maintenant qu'elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas?

Elle s'approcha.

- Bonjour, Jeanne.

L'autre ne la reconnaissait point, s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise.

Elle balbutia:

- Mais... madame!... Je ne sais... Vous devez vous tromper.

- Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri.

- Oh!... ma pauvre Mathilde, comme tu es changée!...

- Oui, j'ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t'ai vue; et bien des misères... et cela à cause de toi!...

- De moi . . . Comment ça?

- Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m'as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

- Oui. Eh bien?

- Eh bien, je l'ai perdue.

- Comment! puisque tu me l'as rapportée.

- Je t'en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n'était pas aisé pour nous, qui n'avions rien... Enfin c'est fini, et je suis rudement contente.

Mme Forestier s'était arrêtée.

- Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne?

- Oui. Tu ne t'en étais pas aperçue, hein! Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d'une joie orgueilleuse et naïve.

Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains.

- Oh! ma pauvre Mathilde! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs!...