jeudi 8 novembre 2012

ARKETIP AUTOMNE 2012: NUMÉRO SPÉCIAL "BARBE-BLEUE"



EDITO 

par Céline ROBIN

 

Consacrer à Barbe-Bleue le premier numéro d’un journal essentiellement dédié à la joaillerie, on aurait certes pu imaginer plus engageant. Et pourtant, même s’il ne faut pas y voir autre chose que le simple jeu des
circonstances, le choix d’une figure d’assassin pourrait bien prendre, dans le cas présent, une dimension éminemment symbolique...


Dans le cadre du conte de fées, le personnage monstrueux de l’ogre, dont Barbe-Bleue est l’un des nombreux avatars, incarne l’irruption du chaos au sein de l’ordre établi. Or face au chaos, deux attitudes coexistent: la résignation, souvent teintée de « nostalgie », face à la destruction d’un passé désormais idéalisé, ou au contraire la conviction que le chaos est le signe annonciateur d’un renouveau.

Un « mal » nécessaire en quelque sorte, car comme chacun le sait, le changement et ses renoncements, se font rarement sans douleur…
Or quelle est l’ambition d’ARKETIP, sinon celle de passer au vitriol l’image désuète de la joaillerie, de lui administrer une bonne dose d’électrochocs, histoire de voir ce que la vénérable vieille dame a encore dans le ventre ?
Et de toute façon, que risquerions-nous à vouloir ainsi « secouer le cocotier » ? Certainement pas la fin de la joaillerie qui ne nous a pas attendus pour prouver à quel point elle était endurante et indissociable de l’expérience humaine !
Et puisque, selon certains, la fin du monde est pour cette année, pourquoi ne pas, une fois pour toute, « lâcher les chiens » !

Quoi qu’il en soit, soyez certains qu’audace et liberté de ton n’excluent nullement le sérieux et la rigueur. J’en veux pour preuve la conférence donnée en mai dernier autour de la Barbe-Bleue par Vincent Estellon et Robert Mazlo pour clore l’exposition « Il était une fois la Joaillerie ». 
Au vu de la richesse des échanges qui ont eu lieu ce soir-là, il nous a semblé intéressant non seulement de vous livrer une transcription du commentaire alchimique proposé par le joaillier mais aussi de revenir, au travers d’un court entretien avec lui, sur certains points laissés en suspends ce soir-là faute de temps.

Ce numéro inaugurera également la « Chronique de LA Joaillerie » consacrée pour cette fois à quelques réflexions sur « la place de la joaillerie dans l’art contemporain ».

Enfin, carte blanche a été donnée à Chloé Mazlo pour « habiller » ce numéro aux couleurs de Barbe-Bleue. Un grand merci à elle, car en nous livrant sa propre réinterprétation du conte au travers d’illustrations totalement originales, elle aura permis à ce numéro d’être absolument unique.


SOMMAIRE















1. La Barbe Bleue     
     Charles Perrault

2. Pour un commentaire « alchimique » de la Barbe Bleue
      
Retour sur l'intervention de Robert Mazlo


3. Entretien avec Robert Mazlo 

4. Y-a-t-il une place pour la joaillerie sur la scène de l'Art contemporain ?
      La Chronique de LA Joaillerie


5. Pour en savoir plus...
    Bibliographie utile sur la Barbe Bleue et les thèmes abordés dans ce numéro



1. LA BARBE BLEUE   
        Charles Perrault
 


Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui.
Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu’elle voudrait lui
donner. Elles n’en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l’une à l’autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les
dégoûtait encore, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.
La Barbe bleue, pour faire connaissance, les mena, avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers.


Ce n’étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait point et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien que la cadette commença à trouver que le maître du logis n’avait plus la barbe si bleue, et que c’était un fort honnête homme.
Dès qu’on fut de retour à la ville, le mariage se conclut. Au bout d’un mois, la Barbe bleue dit à sa femme qu’il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence ; qu’il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu’elle fît venir ses bonnes amies; qu’elle les menât à la campagne, si elle
voulait; que partout elle fît bonne chère.


« Voilà, dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celles de la vaisselle d’or et d’argent, qui ne sert pas tous les jours; voilà celles de mes coffres-forts où est mon or et mon argent; celles des cassettes où sont mes pierreries, et voilà le passepartout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c’est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l’appartement bas : ouvrez tout, allez partout; mais, pour ce petit cabinet, je vous défends d’y entrer, et je vous le défends de telle sorte que s’il vous arrive de
l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère ».


Elle promit d’observer exactement tout ce qui lui venait d’être ordonné, et lui, après l’avoir embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son voyage.





Les voisines et les bonnes amies n’attendirent pas qu’on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d’impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n’ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisait peur.
Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits,
des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs où l’on se voyait depuis les pieds jusqu’à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d’argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu’on eût jamais vues.
Elles ne cessaient d’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie, qui cependant, ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avait d’aller ouvrir le cabinet de l’appartement bas.


Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. 

Etant arrivée à la la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu’il pourrait lui arriver malheur d’avoir été désobéissante; mais la tentation était si forte qu’elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.





D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang, se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs : c’était toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées, et qu’il avait égorgées l’une après l’autre.
Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu’elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n’en pouvait venir à bout, tant elle était émue.
Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l’essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s’en allait point : elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès, il demeura toujours du sang, car la clef était fée, et il n’y avait
pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre.
La Barbe bleue revint de son voyage dès le soir-même, et dit qu’il avait reçu des lettres, dans le chemin, qui lui avaient appris que l’affaire pour laquelle il était parti venait d’être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle était ravie de son prompt retour.
Le lendemain, il lui redemanda les clefs; et elle les lui donna, mais d’une main si tremblante, qu’il devina sans peine tout ce qui s’était passé.


« D’où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n’est point avec les autres ?
— Il faut, dit-elle, que je l’aie laissée là-haut sur ma table.
— Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, de me la donner tantôt . »


Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe bleue, l’ayant considérée, dit à sa femme :


« Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ?
— Je n’en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.
— Vous n’en savez rien ! reprit la Barbe bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet !
Eh bien, madame, vous y entrerez et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. »



Elle se jeta aux pieds de son mari en pleurant, et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d’un vrai repentir, de n’avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était mais la Barbe bleue avait le coeur plus dur qu’un rocher.


«Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l’heure.
— Puisqu’il faut mourir, répondit-elle en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.


— Je vous donne un demi-quart d’heure, reprit la Barbe bleue; mais pas un moment davantage. »


Lorsqu’elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit :
« Ma soeur Anne, car elle s’appelait ainsi, monte, je te prie, sur le haut de la tour pour voir si mes frères ne viennent point : ils m’ont promis qu’ils me viendraient voir aujourd’hui; et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. »


La soeur Anne monta sur le haut de la tour; et lapauvre affligée lui criait de temps en temps :
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Et la soeur Anne, lui répondait :
« Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. »


Cependant, la Barbe bleue, tenant un grand coutelas à sa main, criait de toute sa force à sa femme :
« Descends vite ou je monterai là-haut.
— Encore un moment, s’il vous plaît », lui répondait sa femme.
Et aussitôt elle criait tout bas :
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Et la soeur Anne répondait : « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie.


— Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut.
— Je m’en vais », répondait la femme et puis elle criait:
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?
— Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci…
— Sont-ce mes frères ?
— Hélas ! non, ma soeur : c’est un troupeau de moutons…
— Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue.
— Encore un moment », répondait sa femme, et puis elle criait :
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ?
— Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté, mais ils sont bien loin encore.
— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais signe tant que je puis de se hâter.»


La Barbe bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout épleurée et tout échevelée.


« Cela ne sert à rien, dit la Barbe bleue; il faut mourir.»

Puis, la prenant d’une main par les cheveux, et de l’autre, levant le coutelas en l’air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme, se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir.
« Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu »; et, levant son bras…


Dans ce moment, on heurta si fort à la porte que la Barbe bleue s’arrêta tout court. On l’ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers, qui mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue.


Il reconnut que c’étaient les frères de sa femme, l’un dragon et l’autre mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussitôt pour se sauver; mais les deux frères le poursuivirent de si près qu’ils l’attrapèrent avant qu’il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n’avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères.

Il se trouva que la Barbe bleue n’avait point d’héritiers, et qu’ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens.
Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu’elle avait passé avec la Barbe bleue.


MORALITÉ
La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte souvent bien des regrets;
On en voit, tous les jours, mille exemples paraître.
C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger;
Dès qu’on le prend, il cesse d’être.
Et toujours il coûte trop cher.






AUTRE MORALITÉ
Pour peu qu’on ait l’esprit sensé
Et que du monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé.
Il n’est plus d’époux si terrible,
Ni qui demande l’impossible :
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître












 

 

 

 

 

2. Pour un commentaire « alchimique » de la Barbe Bleue - Retour sur l'intervention de Robert Mazlo

 Le 18 mai dernier, La Joaillerie organisait une conférence autour du thème de la Barbe Bleue, à l’occasion de la soirée de clôture de l’exposition « Il était une fois la joaillerie ». Retour sur l’intervention de notre hôte Robert Mazlo et sur son interprétation « alchimique » du conte de Perrault au travers de la bague éponyme.


Que peut-il bien se passer dans la tête d’un joaillier au moment où il décide de créer ?
C’est à cette question délicate qu’a tenté de répondre Robert Mazlo devant l’assemblée qui s’était pressée à La Joaillerie ce soir-là pour entendre son commentaire alchimique de la Barbe Bleue.
Une manière on ne peut plus inattendue d’aborder le bijou, d’ordinaire cantonné au rôle d’accessoire ou de colifichet, changeant au gré des modes et des tendances.
Car écouter Robert Mazlo parler des bijoux et de ses créations en particulier, c’est s’embarquer pour un voyage étourdissant aux confins de l’histoire de l’art et des savoir-faire joailliers où se croisent et s’entremêlent tour à tour Jâbir ibn Hayyân, Leonard de Vinci, Bacon, Goethe, Frank Lloyd Wright, Bartok ou Hitchcock (pour n’en citer que quelques-uns parmi le foisonnement des sources…) mais aussi les contes de Perrault et l’imagerie d’Épinal.
Un vaste programme donc pour tenter d’appréhender toute la richesse d’un petit bout de métal serti de pierres précieuses, dont nous comprendrons, à la faveur d’une confidence, que sa valeur réside davantage pour son auteur dans l’histoire de sa genèse et dans la dimension symbolique qui en découle, que dans son poids en carats.


1. L’oeuvre d’art est la manifestation d’un archétype, une image à valeur universelle.

C’est que pour le joaillier, le bijou peut être une oeuvre d’art totale, porteuse de sens et d’essence. Même s’il admet volontiers que l’art de la joaillerie appartient à une tradition de savoir-faire, il est selon lui possible d’en transcender les limites en désapprenant les règles et en repoussant toujours plus loin les frontières de la matière.
C’est à ce prix que le savoir-faire peut se muer en langage à part entière.


Poussant cette logique jusqu’à son terme, une oeuvre d’art véritable est donc le résultat d’une équation. Autrement dit, toute oeuvre est réductible en une formule dont les composants, clairement identifiables, constituent l’émanation d’un archétype. Ce sont ces éléments qui donnent aux oeuvres leur valeur d’images archétypales, par delà l’expression singulière de leur auteur, l’époque ou le lieu de leur création.


Chercher l’image à sa source, une fois dépouillée de ses particularités stylistiques, la retrouver réduite à sa plus simple expression, universelle et primitive, avant de la cueillir pour mieux s’en emparer en la transposant dans un nouveau discours, tel est l’objet d’une oeuvre d’art selon Mazlo.


1. Lame V, Le Pape,Tarot de Marseille.
2. Diego Vélasquez, Portrait du pape Innocent X, 1650. Huile sur toile. Galerie Doria-Pamphili, Rome.
3. Francis Bacon, Study From Innocent X, 1962. Huile sur toile, Collection particulière.

2. Dimension alchimique de la Barbe Bleue.
 
Or de l’oeuvre d’art au Grand OEuvre, il n’y a qu’un pas, que le joaillier n’hésite pas à franchir, car pour lui il existe un rapport étroit de correspondance entre les éléments composant ces images et les substances mises en présence par l’alchimiste pour transmuter les métaux vils en métaux nobles.


Et la Barbe Bleue n’échappe pas à cette règle.


D’ailleurs pour Mazlo, le choix du bleu est une clé pour comprendre la dimension alchimique du conte. On peut effectivement s’interroger avec lui sur les raisons qui ont poussé Perrault, et dans son sillage, tout un pan de la tradition orale, à associer cette couleur à une figure d’assassin sanguinaire.
Quand on sait que la tradition assimile la couleur du ciel et de l’eau à l’Immatériel, au Divin, au Spirituel et par extension à l’Au-delà et à l’Inanimé, l’option a de quoi étonner.
Si l’on ajoute à cela que le bleu est officiellement désigné comme la couleur favorite de l’ensemble de la population d’Europe occidentale actuelle…


Mais comme nous l’explique Robert Mazlo, le Noir absolu n’existe pas. En revanche, il peut prendre des tonalités chaudes ou froides par l’adjonction de rouge ou de bleu.
Il rappelle également que l’Oeuvre au Noir, première étape du Grand OEuvre, est celle de la dissolution et de la calcination. Sorte de mort symbolique de la matière.
Une barbe bleue serait alors une autre façon de qualifier une barbe noire, aux tonalités froides, voire métalliques.


D’autre part, l’origine du terme alchimie, « Al-Kimiya », viendrait de l’égyptien ancien «Kemet» (km.t), la Terre Noire. C’est ainsi que les habitants de la vallée du Nil désignaient le bandeau de terre inondé chaque année par la crue du fleuve et fertilisé par le limon noir. Par opposition, la Terre Rouge, « Decheret », désignait l’espace aride et stérile du désert.
Le noir, mais aussi le bleu et le vert foncés, sont donc associés à l’idée de chaos primordial. Une force vitale à la fois brutale et violente.
Dans le contexte spécifique du conte, le personnage de Barbe-Bleue ne serait-il pas par conséquent l’incarnation du principe mâle (Voir l’Épopée de Gilgamesh et le personnage d’Enkidu, version sumérienne de l’archétype de « l’homme-sauvage »),naturel et sauvage ? Un homme « brut de décoffrage », portant en lui à la fois les potentialités de vie et de mort, de fertilité et de destruction. Éros et Thanatos.


Mais alors, quels sont les éléments contenus dans le conte qui permettent de définir l’archétype de ce principe mâle incarnée par Barbe-Bleue ?
Le joaillier illustre son point de vue, en se livrant à une analyse comparée des différentes versions de la Barbe Bleue : dans la version du conte écrite par Perrault, mais aussi dans l’interprétation donnée par l’imagerie d’Épinal. Il dresse également un parallèle avec les résurgences visibles de cet archétype depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours dans l’histoire de l’art.


3. Analyse de la version contée de la Barbe Bleue.

Il s’agit d’isoler, au sein du récit, deux passages fondamentaux qui suffisent à condenser l’essentiel du message véhiculé par le conte.
L’introduction d’abord. 

Elle imprime de manière sonore, dans l’esprit du lecteur, un rythme ternaire. Trois forces en présence sont ainsi suggérées, sous la forme d’une relation triangulaire entre la mère et ses deux filles. Or cette relation sera « brisée » par l’introduction d’un élément étranger et masculin.



Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui. 
Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu’elle voudrait lui donner. Elles n’en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l’une à l’autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.


Ce schéma triangulaire apparaît de manière récurrente tout au long du récit, comme alternative, semble-t-il, à la dualité. Ainsi le duo formé par le couple marié se retrouve-t-il lié par l’introduction d’un troisième élément : le don de la clé.
Survient le départ de Barbe-Bleue. L’héroïne se retrouve alors face à la clé et par conséquent prisonnière d’un dilemme entre son désir et l’interdit énoncé par son époux. Au retour de ce dernier, la clé a disparu. S’ensuit, au sein du couple, une crise qui atteint son paroxysme avec la révélation de la transgression, mettant un point final au duo : l’épouse doit mourir.


Sur ces entrefaites, surviennent les deux frères de l’héroïne. Venus au secours de leur soeur, ils forment avec elle un nouveau triangle dont Barbe-Bleue doit à son tour être exclu.

Le conte s’achève sur une nouvelle tripartition : Anne, la soeur-vigie de l’héroïne, trouve un bon parti; les deux frères secoureurs font carrière, l’héroïne se remarie et forme un nouveau duo…

Le second passage retenu pour l’analyse est celui de la tentative d’assassinat et le dialogue qui lui sert de prélude :




Cependant, la Barbe bleue, tenant un grand coutelas à sa main, criait de toute sa force à
sa femme :
« Descends vite ou je monterai là-haut.»
«Encore un moment, s’il vous plaît », lui répondait sa femme.
Et aussitôt elle criait tout bas :
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Et la soeur Anne répondait : « Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. »
« Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai là-haut.»


Cette fois, nous avons à faire à un rythme binaire. Allié à un mouvement successivement ascendant et descendant, il préfigure le geste sacrificiel que l’assassin va accomplir sur son épouse.
En résumé, la Barbe Bleue met en scène trois forces, formant une relation triangulaire, elle-même traversée par deux directions, ascendante et descendante.


Voyons maintenant de quelle façon les arts visuels vont s’emparer des informations livrées par le récit et les traduire en images. A ce titre, le travail d’interprétation de l’Imagerie d’Épinal paraît particulièrement exemplaire. 



4. Exemplarité de l’imagerie d’Épinal : la planche Pellerin n° 700.

Parce qu’elle touche indifféremment toutes les couches de la société, la version orale du conte occupe naturellement une place de choix dans le processus de diffusion de la
connaissance.
Néanmoins l’invention de l’imprimerie va durablement modifier cette tradition. L’écrit se substituant peu à peu à la parole, un clivage va apparaître entre la masse du peuple et les lettrés.
Lorsqu’en France et en Allemagne, Charles Perrault puis les frères Grimm fixent les contes populaires sous la forme que nous leur connaissons actuellement, ils opèrent nécessairement une sélection au sein de la richesse et du foisonnement des versions existantes d’un même récit. Délesté de ses spécificités régionales et culturelles et de ses accents pittoresques, le conte gagne en universalité. L’imprimerie s’empare alors de cette nouvelle version avant de la réinjecter dans la culture populaire. Mais cette fois, par le biais de l’image.

Après les gravures de la Bibliothèques Bleue au XVIIème siècle, il faut attendre la fin du XVIIIème siècle pour voir apparaître les premières planches de la fabrique d’images d’Épinal. Dès leurs débuts, elles remportent un immense succès auprès des masses populaires.
La Fabrique est fondée par Jean-Charles Pellerin. À l’origine maître-cartier, il appartient à la corporation des artisans-graveurs sur bois, ceux-là mêmes qui produisaient alors des jeux de cartes à des milliers d’exemplaires. Passés maîtres dans la « synthétisation » des images, leur art s’appuyait également sur l’usage d’un code-couleur, basé sur le pochoir et limité aux couleurs primaires.


La planche n° 700, intitulée « La Barbe-Bleue » nous livre justement une illustration parfaite de ce découpage synthétique du conte en séquences sous la forme de 16 vignettes. Chacune d’elles est légendée, mais la vue seule de l’image suffit à nous rendre parfaitement intelligible l’action qu’elle dépeint grâce à l’utilisation, par les maîtres graveurs, d’un certain nombre d’images-types, puisées dans le répertoire de l’imaginaire collectif. 



L’exemple le plus parlant est certainement celui de la vignette 14. On y voit représenté Barbe-Bleue alors qu’il s’apprête à trancher la tête de sa femme. Le triangle formé par le groupe n’est pas sans évoquer d’autres groupes du même type, aussi fameux qu’anciens. On pense notamment aux représentations sculptées de la tauroctonie Mithriaque datant de l’époque romaine.

Mithra taurochtone. Marbre. IIème siècle. British Museum, Londres.



Gaulois Ludovisi et sa femme. Marbre. H. 2.11 m. Ancienne collection
Ludovisi, Inv. 8608, Palais Altemps, Rome.
Copie romaine d’un original hellénistique provenant d’un monument
bâti par Attale Ier de Pergame pour commémorer sa victoire sur les
Gaulois, vers 220 av. J.-C.


Ces exemples laissent bien percevoir qu’au-delà du triangle formé par les corps, le symbolisme et la signification sacrificielle qu’il véhicule se sont glissés dans notre culture moderne, mais de manière « métonymique », par la reprise du geste seul : l’arme qui s’abat verticalement sur sa proie.
On le retrouve chez Tinguely dans l’une de ses machines infernales qui reprend en boucle, comme dans une transe, ce geste primordial. Comment ne pas évoquer également la version virtuose d’Alfred Hitchcock dans sa fameuse scène de la douche, véritable point d’orgue du film « Psychose » ? 


Jean Tinguely, Redwheel, 1985. Machine-sculpture.


Alfred Hitchcock, Scène de la douche, Psychose, film, 1960.



5. Quand un conte nous décrit le processus de l’alliage de l’or.

Mais Robert Mazlo n’hésite pas à pousser plus loin encore son analyse du conte, cette fois à la lumière de son expertise d’artisan. Pour lui, l’action décrite par la planche Pellerin montre une troublante analogie avec le processus de la fonte de l’or. 
L’affinage et l’alliage de l’or se déroulent en plusieurs étapes. Ce processus délicat ne souffre aucune approximation et le moindre accident peut entraîner une défaillance de l’alliage final.
Or entre l’alliage et l’alliance, la frontière est ténue et pour Robert Mazlo, la Barbe Bleue pourrait bien être interprétée comme une mise en garde contre l’une des causes possibles de la faillite de certaines « alliances ».



Pour mieux comprendre le raisonnement du joaillier, quelques données techniques sont nécessaires. 

L’or pur, encore pris dans sa gangue, n’est pas ouvrageable. Trop mou pour être travaillé en l’état, il doit d’abord être allié à d’autres métaux. L’argent remplit ce rôle. Il est fondu dans un creuset avec du cuivre pour être ensuite allié à l’or. 
Au cours du processus d’alliage, la pureté de l’or doit être totalement préservée. Mais des accidents peuvent survenir: s’il rentre en contact avec certaines substances, il peut en résulter une contamination de la matière qui rend l’alliage impossible. C’est ce qui arrive avec le mercure lorsque celui-ci rentre en contact avec l’or. Il se colle alors littéralement à lui en formant un « amalgame ». 
Avec le temps, le mercure finit même par ronger et corroder l’or. Pour l’éliminer, il faut donc de nouveau chauffer l’amalgame. Le mercure s’évapore et l’or peut de nouveau être allié. 

Pour revenir au processus « normal » de l’affinage, une fois l’argent et le cuivre fondus dans le creuset, l’or pur peut à son tour être fondu. On lui adjoint du salpêtre qui va permettre de le purifier et d’éliminer toutes les scories et impuretés présentes dans la gangue. Les différents composants sont ensuite mélangés dans le creuset à l’aide d’un agitateur.

L’alliage est enfin obtenu lorsqu’est atteinte la température de 1060 °C. L’étape finale consiste à nettoyer l’alliage obtenu avec les acides qui constituent l’eau régale. 
Robert Mazlo propose de comparer le personnage de Barbe-Bleue, tel qu’il nous est présenté au début du conte, à l’or pur encore pris dans sa gangue. Une représentation selon lui du « mâle » sous sa forme sauvage et brute, doté de potentialités infinies, mais encore « mal dégrossi ». 
Comme l’or, qui ne peut déployer toutes ses potentialités sans être allié à l’argent, Barbe-Bleue cherche désespérément une femme à laquelle unir sa vie. L’alliance des deux protagonistes repose sur un secret, symbolisé par la clé, et la promesse de ne pas le trahir.
Quel est ce secret ?
A ce stade, toutes les interprétations sont possibles. On peut cependant avancer qu’il peut s’agir pour Barbe-Bleue de jeter un voile sur son passé, peut-être sur ses origines « roturières » comme le suggère l’analyse de Catherine Velay-Vallantin :
« Barbe-Bleue est ostensiblement riche, mais il a une tare cachée, la roture. L’héroïne est ostensiblement noble, mais elle est affligée d’une plaie d’argent. La couleur de la barbe devient alors l’indice visible de la roture du mari : barbe bleue n’est pas sang bleu. »


Si l’on file la métaphore alchimique, l’or naît vil. Pris dans sa gangue, il offre le spectacle d’une matière grossière, dépourvue de noblesse et de raffinement. L’argent va permettre à l’or de se révéler dans toute sa potentialité.
Lorsque l’héroïne trahit le pacte scellé entre elle et son mari, elle laisse tomber la clé dans une mare de sang, ce sang qui va marquer la clé et qu’elle va tenter en vain de retirer, comme le mercure colle à l’or et s’y amalgame.




Ce sang stigmatise l’initiation de l’héroïne, car une fois qu’elle a pénétré dans le cabinet interdit, elle connaît toute la vérité sur la nature de son époux et sa sauvagerie. A partir de ce moment, l’action gagne en intensité et l’attente de la sentence ne peut qu’évoquer l’augmentation progressive de la température dans le creuset du fondeur jusqu’à atteindre le point eutectique de la fusion, où les métaux se fondent pour ne plus devenir qu’un. 
Mais tandis que la femme (l’argent) est sur le point de fondre sous le coutelas vengeur de son époux (or), surviennent les deux frères (acides) qui mettent un point final à la force destructrice de Barbe-Bleue. La femme ne sera plus jamais la même. Le sacrifice a bien eu lieu.
L’or que possédait Barbe-Bleue (ou qui le possédait…) se transfère à sa femme qui devient du même coup une « initiée ». L’or en même temps qu’il a changé de nature a donc également changé de réceptacle. Un nouveau cycle d’alliances (ou d’alliages !) peut s’ouvrir à lui…


6. De l’archétype au bijou...




À ceux qui au sortir d’une telle démonstration, pourraient se demander quelle femme pourrait avoir envie d’arborer à son doigt une bague portant le nom d’un assassin, le joaillier répond en dégainant un test, que chacune des personnes présentes est aussitôt invitée à remplir.
Il explique alors qu’il en est des oeuvres d’art comme des individus et que la force d’une oeuvre tient justement à cette résonance particulière qu’elle trouve ou non en chacun de nous, en fonction de notre vécu et des éléments qui composent l’essence de notre personnalité.
Conte d’une rare violence, la Barbe Bleue traduit un rite de passage et une initiation dont la réussite passe spécifiquement par le sacrifice de la Matière, quelle qu’elle soit.
Pour certaines personnes, c’est à ce prix, celui de la souffrance subie, consentie ou volontaire que peut se produire une transformation intérieure, le passage d’une étape dans leur existence.
Le bijou conçu selon ce principe prend alors pour l’individu concerné une valeur de rappel. Il l’inscrit également dans une lignée qui n’est ni celle du sang, ni celle de la culture mais celle de l’inconscient collectif. Cette appartenance lui permet par la même occasion de dépasser les limites de sa propre expérience pour lui donner une valeur exemplaire, universelle et donc réconfortante.
La bague imaginée par Mazlo est donc conçue comme l’évocation d’une danse macabre. Il y reprend à son compte le code-couleur déjà présent dans l’imagerie d’Épinal. Saphir, rubis et diamant forment ainsi une composition triangulaire suggérant aussi bien l’épisode du don de la clé que celui du sacrifice final. 

En choisissant d’associer des motifs de joaillerie classiques et anciens à un corps de bague contemporain dont l’allure apparaît comme disloquée, le joaillier inscrit sa bague dans la lignée de l’art de l’assemblage et des procédés adoptés en sculpture par Picasso ou Raoul Hausmann. 
Ainsi associés, les éléments abstraits évoquent les silhouettes de deux amants unis dans le tourbillon d’une danse. Un tango en l’occurrence. Car le joaillier confesse alors que le sous-titre de la bague n’est autre que « la Cumparsita », référence pudique à un souvenir d’enfance mettant en scène le couple formé par ses propres parents…


3. Entretien avec Robert Mazlo

 

ARKETIP: « Pour une interprétation alchimique du conte la Barbe-Bleue », tel est le titre de votre intervention. Vous considérez-vous comme un alchimiste des Temps Modernes?

Robert Mazlo : Si cela peut vous rassurer, je ne prétends pas changer le plomb en or ! Au risque de sembler un peu schématique, disons que l’alchimie met en relation des substances, dont la nature, la force et les potentialités, vont produire une nouvelle entité en se rencontrant. Parmi ces substances, certaines s’additionnent, d’autres s’éliminent, se rongent. D’autres encore ne s’amalgameront jamais…L’alchimie est affaire de transmutation et mon travail de joaillier répond à cette définition. Mais mon attrait pour l’alchimie se situe surtout sur le plan symbolique et philosophique. La matière que je suis amené à travailler en créant mes bijoux m’oppose ses forces. Il faut apprendre à négocier avec elle, à la leurrer, à l’apprivoiser pour parvenir à lui donner l’aspect et la densité désirés.
D’une certaine manière, la matière vous éduque. Elle impose de négocier, d’abord et avant tout avec soi. La Joaillerie est une école de patience et d’humilité car vous vous confrontez à ce que la Nature a produit de plus beau, de plus parfait.
Mais comprenez bien, quand je parle de beauté et de perfection, je ne pense pas à la valeur donnée aujourd’hui aux métaux et pierres précieuses. Pour moi, leur valeur tient au Temps qui s’étire indéfiniment en eux et à côté duquel le temps « humain » paraît dérisoire.


ARKETIP: En insistant sur l’importance de la « souffrance » dans le processus créatif, vous avez choqué plusieurs auditeurs, comme si la création excluait le plaisir… 

Robert Mazlo : Il ne s’agit pas de raviver le vieux fantasme de « l’artiste maudit ». Bien au contraire. Mais vous conviendrez tout de même que pour chacun d’entre nous, la vie est avant tout une lutte, entrecoupée par de rares moments d’accalmie et de réel bonheur.
Quand je parle de souffrance, je pense surtout au travail qui s’opère en amont chez chaque artiste avant de passer à la phase même de création. Évidemment, je me garderais bien de généraliser, mais, dans mon cas, chaque oeuvre est le fruit d’une réactivation d’émotions, de traumatismes et d’expériences passés. Le temps agit comme un filtre et ne retient de l’image que ce qu’elle a de plus universel. L’artiste utilise le terreau de sa propre expérience, mais ce n’est qu’un premier pas. Arrive ensuite la matière qui, à son tour, dicte sa loi pour définir un champ d’action précis. 
On ne peut pas juste se déverser dans une oeuvre. La Matière et la technique opèrent nécessairement un nettoyage de l’anecdotique. Une fois terminées, mes pièces ne m’inspirent plus aucune émotion. Elles sont détachées de moi. Elles ne m’appartiennent pas. Elles peuvent alors faire leur oeuvre sur une personne en qui elles trouveront un écho.  
C’est en cela que la « souffrance » constitue un préalable au processus de création. C’est l’impulsion qui s’impose à celui qui créé ou fabrique une oeuvre. Quand arrive le passage à l’acte créatif, il n’est plus question de souffrance ou de plaisir mais plutôt d’une
libération. Discuter, intellectualiser ne sont alors plus de mise. Je me contente d’obéir à ma main. Je comprends souvent bien plus tard ce que je portais en moi à ce moment-là.
Les Surréalistes avaient trouvé le mot juste pour qualifier cette part inconsciente du processus créatif en littérature : « automatique ».


 

ARKETIP : Votre discours paraît inhabituel, parmi les joailliers et les artisans en général. Partant de l’un de vos bijoux, vous abordez successivement, le temps d’une conférence, la philosophie, la littérature, l’histoire de l’art et des religions, les techniques artisanales, la théorie des couleurs, etc…. D’où vous est venue cette envie d’aborder la joaillerie à partir de ces différentes disciplines ? Et pourquoi jugez-vous nécessaire d’organiser de tels évènements ?

Robert Mazlo : C’est moins une question d’envie que d’évidence. Cantonner la joaillerie à la science de l’ornement est infiniment réducteur. En tout cas c’est mon point de vue et je ne dois pas être le seul à le penser puisque les conférences organisées à la galerie ont été très bien accueillies. Le bijou reste un objet « insignifiant » pour un grand nombre d’entre nous. Pourtant, il a été, depuis toujours, déterminant dans la connaissance que nous avons de nos ancêtres et, à travers eux, de nous-mêmes. Quand la terre cuite nous renseigne sur l’habitat, les cultures, le mode de vie, c’est-à-dire sur l’aspect quotidien, presque prosaïque de l’existence des premiers hommes, le bijou nous renseigne sur leur rapport au sacré et au spirituel.

Le bijou est trop souvent vu comme un signe extérieur de richesse ou de pouvoir. Il l’est dans bien des cas et a fortiori à notre époque, mais il ne se limite pas à cette dimension.


Fort de cette conviction, j’ai trouvé naturel de nourrir mon expérience du bijou de réflexions issues d’autres disciplines. Le temps où un seul homme pouvait se prévaloir d’ une connaissance encyclopédique est largement révolu. Chaque chercheur est spécialisé, trop souvent cantonné à son domaine d’expertise. 
Or j’ai la conviction qu’il suffit d’une rencontre ou de la possibilité d’un lieu pour que se créent des passerelles entre les connaissances. C’est le principe de l’échange. 
Et le bijou permet d’établir très naturellement un contact entre les personnes grâce à cette part d’intimité qu’il recèle.
Tous les peuples à toutes les époques et dans toutes les civilisations ont créé des bijoux pour « signifier » quelque chose. 

C’est l’oeuvre d’art la mieux partagée au monde. Nous avons tous en mémoire un souvenir, bon ou mauvais, rattaché à un bijou. En revanche, dans l’histoire de l’Humanité, peu d’individus ont eu la chance d’éprouver une émotion véritablement intime face à un tableau de maître ou face à une sculpture. Jusqu’à l’invention du musée, c’était un privilège réservé à une élite.  
À sa façon, le bijou brise les barrières pour créer du lien entre les hommes au-delà de leurs différences.



4. La Chronique de LA Joaillerie :  

Y-a-t-il une place pour la joaillerie sur la scène de l'Art contemporain ?

    

Voilà la question (ô combien naïve !) que je m’entendais poser récemment, à l’un de ces représentants de « l’art de notre temps », à la fois artiste et commissaire d’expo, et par ailleurs ami.  

J’en étais arrivée là après lui avoir fait remarquer, non sans dépit, l’absence (ou presque) des oeuvres de joaillerie dans les expositions d’art contemporain, invisibles aussi bien en galerie que dans les programmations des institutions publiques.
 
À voir avec quel embarras il finit par me bredouiller que c’était « compliqué », qu’« avec la joaillerie, on se trouve toujours à la marge, sur le fil », je compris que la messe était dite. Un « non » clair et définitif ne m’aurait pas davantage convaincue que la joaillerie était définitivement « persona non grata » dans le cercle fermé de la création contemporaine.

C’est du moins ce que je pensais dans un premier temps. Puis, en y réfléchissant bien, je mesurais l’absurdité de ma question, de ma volonté de poser comme une évidence l’existence d’UNE Joaillerie.


Car s’il me plaît volontiers de la concevoir comme un medium artistique à part entière, à la fois moyen d’expression et champ d’expérimentation conceptuel et formel, force est de constater que cette réalité est toute parcellaire, pour ne pas dire minoritaire.
D’où la confusion née dans l’esprit de mon malheureux interlocuteur...


Au risque d’échauffer les esprits, un rapide tour d’horizon de cette réalité protéiforme que recouvre le terme de « joaillerie » s’impose. Du moins telle qu’elle se présente en France à l’heure actuelle, car je ne pousserai pas la prétention jusqu’à établir un état des lieux à l’échelle de la planète !
Tout au plus me contenterai-je de signaler l’abondance des écrits sur la joaillerie émanant globalement du monde anglo-saxon, Royaume-Uni et Etats-Unis pour l’essentiel. Mais aussi de nos voisins immédiats, notamment Allemagne et Italie. Dans tous ces pays, depuis les années 70-80, un véritable « débat de fond » anime le petit monde du bijou. Les travaux de recherche qui y ont vu le jour forcent l’admiration en regard de l’indigence qui règne dans ce domaine en France, à quelques très (trop ?) rares exceptions. 





Examinons d’abord le Luxe et ses nombreux suiveurs, perdus dans les méandres de leur logique marchande.
Dans cet univers, l’objet-bijou est méticuleusement vidé de son « sens » initial et, depuis belle lurette, réduit à sa plus simple expression d’ornement. Pour ne pas dire d’accessoire.
Ici, l’objet compte exclusivement pour son poids en carats et la facilité avec laquelle il pourra être reproduit, généralement de manière quasi-industrielle. Quant à la créativité, les Maisons sont allées la chercher auprès de la Mode et de ses stylistes. Elles l’ont payée au prix d’un sacrifice irréparable, celui du temps, remplacé par la dictature frénétique des saisons, collections et autres diktats, du « must have ».


Ce système a également signé l’arrêt de mort de toute velléité créative chez les « petites mains » qui peuplent les ateliers. Celles-ci reçoivent désormais leurs ordres de designers qui, quelque soit leur talent, ignorent tout du maniement du bocfil et de la bouterolle.


Douloureux constat que celui du divorce entre la main et l’esprit opéré insidieusement par ces Maisons jadis vénérables. Elles ont choisi de faire définitivement le deuil de la créativité artistique au nom d’une rentabilité financière à courtes vues.  


Et pourtant que de fois n’est-il pas question de l’Art dans le discours du Luxe, cette fameuse caution « arty », sans laquelle il n’est point de salut pour la Hype !
C’est ainsi que l’on se cherche une légitimité auprès d’artistes reconnus. Designers bien sûr, mais aussi cinéastes (?), peintres, sculpteurs. Tous sollicités pour tenter d’insuffler un peu de leur génie créatif à des maisons de joaillerie en mal d’inspiration. 

Et surtout principales fossoyeuses d’un patrimoine souvent plusieurs fois centenaire…

En contrepoint de l’attitude « démissionnaire » du Luxe, quelle alternative pouvait par conséquent émerger sinon celle de la révolte ? C’est le parti adopté par ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler « le Bijou contemporain ».
Notons d’ailleurs, au passage, qu’il n’est même plus question de « joaillerie ». Car il faut bien l’admettre, dans ce sursaut de rébellion toute « adolescente », le bébé a bel et bien été jeté avec l’eau du bain !
Ici, point n’est besoin de la technique (honnie soit-elle !), et moins encore de son esprit de servitude. C’est que pour l’univers du « bijou nouveau », les concepts de créativité et de savoir-faire ne sont rien moins qu’antinomiques !  

Mieux ! Nous nous trouvons ici face à ce que j’ai coutume d’appeler la « stratégie des raisins verts » (Jean de La Fontaine, Le renard et les raisins, Fables, 1678), qui se peut résumer dans cette maxime : « L’homme fait toujours une vertu du mépris de ce qu’il n’a pas ou ne peut avoir »(Henri Berna, Pensées, maximes et sentences de Jacques Esprit : Considérations sur les vertus ordinaires. Éd. Le Manuscrit, collection Spiritualité, 2003.)
 
À chercher désespérément à attirer sur lui les feux de l’Art, le « bijou contemporain » a seulement déplacé le problème de son renouvellement sur le front d’une remise en question presque gratuite de son medium.
Le bijou s’est tellement intellectualisé et conceptualisé, comme honteux de sa matérialité (à quand le bijou virtuel ?), qu’il en a presque perdu certaines de ses qualités essentielles : la durabilité et la portabilité.


Bref, on marche sur la tête…


On peut certes saluer l’énergie et la volonté de bousculer l’ordre établi mais le « bijou contemporain » est-il pour autant reconnu aujourd’hui par « l’art contemporain » ? A priori…non. Les rares expositions de bijoux modernes restent désespérément 

«bijoucentrées » (pardon pour cet affreux barbarisme !) et aucune tentative de dialogue digne de ce nom entre le bijou et d’autres supports artistiques (sculptures, tableaux,vidéos, installations, performances…) n’a encore vu le jour.  

Mais il faut dire qu’aux yeux des « Arts Majeurs », le bijou précieux reste suspect. Quoi ? L’Art contemporain pourrait être instrumentalisé pour servir de caution à « un art de seconde zone pratiqué par des artisans vendus au dieu Capital » !
Consternant…



Alors, me direz-vous, comment sortir de cette dialectique stérile qui oppose savoir-faire et créativité ? Quelle planche de salut aujourd’hui pour la joaillerie ?

Et bien, il me semble que la vraie question se situe ailleurs. Non pas du côté du 

«comment » mais plutôt du « pourquoi ». Je plaiderais pour une recherche quasi archéologique des fondamentaux « primitifs » du bijou. Là où se situe l’origine de sa singularité comme langage artistique.
Pour expliquer mon raisonnement, j’aurai recours à deux exemples : Picasso (encore lui !) et l’histoire de l’art. En son temps, Pablo Picasso, dont le génie n’est plus à remettre en cause il me semble, a opéré une véritable révolution de l’art pictural. Pourtant, il était un prodigieux dessinateur et possédait parfaitement la technique des maîtres. Il n’a d’ailleurs jamais cessé d’admirer les Greco, Vélasquez, Goya, Delacroix, Cézanne, Titien, Cranach et Rembrandt pour n’en citer que quelques-uns. Il a même fait de leurs oeuvres le terreau de son propre génie. A-t-il pour autant méprisé le medium lui-même ? Peut-être n’en a-t-il jamais eu besoin, tout simplement parce que la question pour lui se situait ailleurs, dans la redécouverte des archétypes et l’invention d’un nouveau vocabulaire. 

Sa Langue (la peinture), Picasso ne l’a pas remise en question. Il avait probablement mieux à faire…
Et c’est ce qui m’amène à la démarche de l’historien d’art ou plutôt à son exact contrepoint.
Imaginez un instant que l’histoire de l’art, au lieu de décrire et articuler l’évolution et les changements survenus dans l’art depuis les origines jusqu’à nos jours, au lieu d’analyser la succession des styles, leur fin ou résurgence, s’attachait non pas à comprendre ce qui change mais à étudier que ce qui est permanent dans l’activité artistique de l’être humain.
Une manière de poser l’équivalence, au premier stade d’expression de l’humanité, de la peinture (pariétale), de la sculpture (sur os, pierre, bois), de la danse, de la musique et du bijou.
À cette époque, tous témoignaient probablement de la même tentative d’ordonnancement du réel, chacun créant son propre langage, le plus apte à transmettre un certain message.
Pour ma part, j’aime voir dans « l’art » de cette époque une tentative pour donner du  «sens » aux manifestations de la nature et à l’expérience du sacré.


Évidemment, il ne s’agit pas de revenir à des pratiques artificielles car faussement primitives. Ce qui est fait, est fait. La technique a évolué et l’homme avec elle. Mais il est tout aussi vain de chercher à nier le passé.
La rupture ne peut s’envisager que « contre » ou « avec » mais jamais en tant qu’elle-même. À moins de vouloir en faire un acte purement gratuit, ex-nihilo. Une création spontanée, sans histoire, mais aussi, peut-être, sans âme…
Aussi, pourquoi le joaillier ne s’improviserait-il pas archéologue de son propre passé ? Ne se poserait pas la question essentielle du : « pourquoi le bijou ? »
En remontant le fil des symboles et du signe dans leur expression la plus pure, il se donnerait une chance de réinventer lui aussi son propre vocabulaire.
Un lexique en phase avec son époque et propre à toucher l’âme et le coeur de ses contemporains.



5. POUR EN SAVOIR PLUS: Bibliographie utile sur la Barbe Bleue et les thèmes abordés dans ce numéro.

  • À Propos des contes et de la Barbe Bleue en particulier :
- BETTELHEIM B., Psychanalyse des contes de fées, Paris, éd. Robert Laffont,1976.
- L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourrir (traduction et présentation de Jean Bottero), s.l., éd. Gallimard, Coll° L’aube des peuples, 1992.
- FLAHAULT F., La pensée des contes, s.l., Éd. Economica, coll° Psychanalyse, 2001.
- PINKOLA ESTÉS C., Femmes qui courent avec les loups, s.l., éd. Le Livre de Poche, coll° Littérature & Documents, 2001.
- ROUSSEAU R.-L., L’envers des contes. Valeur initiatique et pensée secrète des contes de fées, Saint- Jean-de-Braye, éd. Dangles, coll° Horizons ésotériques, 1988.
- VELAY-VALLENTIN C.:
• Barbe-bleue, le dit, l'écrit, le représenté. In: Romantisme, 1992, n°78, pp. 75-90, disponible en ligne sur le portail de revues en sciences humaines et sociales, Persée.
• L’histoire des contes, Paris, éd. Fayard,1992.


  • À Propos de la joaillerie :
- BERNABEI R., Contemporary Jewellers: Interviews with European Artists, s.l., Berg Publishers, 2011.
- BESTEN Liesbeth den, On Jewellery: A Compendium of International Contemporary Art Jewellery, s.l., Arnoldsche Verlagsanstalt, 2011.
- Corps et Objet, Collectif (sous la direction de Monique Manoha et Alexandre Klein), s.l., éd. Le Manuscrit, 2004.
- Objet, Bijou et Corps. In-corporer, Collectif (sous la direction de Monique Manoha et Alexandre Klein), s.l., éd. L’Harmattan, collection Mouvement des Savoirs, 2008.
- FARIELLO A. & OWEN P., Objects And Meaning: New Perspectives on Art And Craft, s.l., éd. Scarecrow Press, 2005. - LINDEMANN W. & TRIER F.H., Thinking Jewellery. On the way towards a theory of jewellery. Germany, Arnoldsche Art Publishers, 2011.
- METCALF B.:
• On The Nature of Jewelry, Jewelry Australia Now, Craft Australia Series Publication,1989.
• The Meaning of Making, Published as a catalogue essay for “Craft as Content: National Metals Invitational, Emily Davis Gallery, Ohio, The University of Akron,1987.




Contributeurs:

  • Chloé Mazlo
hello@chloemazlo.com
chloemazlo.com

Chloé Mazlo est une jeune plasticienne et cinéaste d'animation qui vit et travaille à Paris.
Diplômée en 2007 en graphisme de l'école des Arts Décoratifs de Strasbourg, elle s'est spécialisée par la suite dans la réalisation de films d'animation. Elle poursuit en parallèle une pratique du dessin, et reste en permanence à la recherche de nouvelles matières, techniques et collaborations.
Elle développe actuellement son activité à la lisière des arts plastiques et du cinéma ce qui lui permet d'investir autant les festivals de courts-métrages que les galeries, les concerts, les iPad et autres tablettes susceptibles de fournir sons et images.

  • Céline Robin  
celi.robin@gmail.com 
Rédactrice en chef de la revue, Céline Robin est chargée de la direction artistique des expositions organisées par La Joaillerie et ARKETIP.